Sheila Jordan
L'EXTRAORDINAIRE SHEILA JORDAN CÉLÈBRE SON 80e ANNIVERSAIRE AVEC ÉCLAT EN LANÇANT WINTER SUNSHINE, SON PREMIER DISQUE SOUS ÉTIQUETTE JUSTIN TIME Cet automne, Sheila Jordan vivra deux événements importants : en plus de fêter son 80e anniversaire, la chanteuse de jazz chevronnée s'associera pour la première fois avec la prestigieuse étiquette montréalaise Justin Time (qui existe depuis maintenant 25 ans). Avec Abbey Lincoln, Carol Sloane et une poignée d'autres, Jordan compte parmi les dernières grandes voix du jazz encore en vie, poursuivant la tradition d'Ella Fitzgerald, de Billie Holiday et de Betty Carter, cette dernière étant une de ses contemporaines. Winter Sunshine est le premier titre de Sheila dans le catalogue de Justin Time et le 21e disque qu'elle enregistre sous son propre nom (elle paraît aussi en tant qu'artiste invitée sur des douzaines d'enregistrements de musiciens jazz renommés). Compte tenu du fait que Jordan chante professionnellement depuis plus de 60 ans, cette discographie n'est pas énorme. D'un autre côté, ce nombre relativement restreint prouve qu'au cours de sa longue carrière, Sheila n'a jamais produit de disques gratuitement. Plutôt que d'enregistrer simplement pour enregistrer, elle entre studio (ou apporte de l'équipement d'enregistrement dans une salle de spectacle) uniquement lorsqu'elle a quelque chose à dire. Winter Sunshine en est un bon exemple. Le disque a été enregistré en concert à Montréal en 2008, la semaine de la Saint-Valentin. Jeunesse Née Sheila Jeanette Dawson le 18 novembre 1928 (la même journée que Mickey Mouse), à Detroit au Michigan, Jordan est élevée par ses grands-parents dans la ville charbonnière de Summerhill, en Pennsylvanie (près d'Altoona). C'est grâce à l'héritage autochtone de son grand-père qu'elle apprend le type de chant traditionnel que l'on peut entendre sur la pièce Whose Angry Little Man Are You du disque Winter Sunshine (son grand-père lui donne le nom de « Little Song » (petite chanson).
À 14 ans, Jordan retourne à Detroit pour vivre avec sa mère et aller au secondaire. Pendant l'école secondaire, Sheila est plongée dans la scène jazz florissante de Detroit. Les pianistes bop Tommy Flanagan et Barry Harris ainsi que le guitariste Kenny Burrell en sont les figures marquantes. Elle chante aussi dans un trio vocal nommé Skeeter, Mitch & Jean qui adapte des pièces jazz instrumentales dans un style présageant Lambert, Hendricks & Ross. À ce jour, elle chante encore les mêmes paroles qu'à l'époque sur les standards de be-bop Confirmation et Barbados. Une carrière dans le be-bop Dès ses débuts, Jordan idolâtre Charlie Parker et s'en inspire.
Ce génie du jazz moderne travaille occasionnellement à Detroit et encourage la jeune chanteuse à s'asseoir avec lui sur scène. « Au début, lorsque je l'entendais jouer Embraceable You, je chantais les paroles avec lui en même temps », raconte-t-elle plus tard au journaliste Don Heckman. « Je me suis tellement familiarisée avec sa musique que je pouvais savoir quand il changeait le 'bridge' d'une pièce ou qu'il employait des accords altérés. J'entendais ses accords. » Parker l'appelait « l'enfant aux oreilles à un million de dollars ». Quelques années plus tard, Sheila épouse Duke Jordan, qui était le pianiste du Charlie Parker Quintet à l'époque. Durant cette période, elle a aussi l'occasion d'étudier avec le pianiste Lennie Tristano. Son mariage avec Duke Jordan se termine après sept ans, mais elle en garde trois choses importantes : sa fille Tracy (née en 1955), son nom professionnel, Sheila Jordan, et la chance d'assister à d'autres concerts assise aux côtés de Charlie Parker. Elle est aussi fortement impressionnée par Miles Davis, le trompettiste de Charlie Parker qui à ce moment-là est relativement méconnu. Elle devient une admiratrice indéfectible de cette vedette montante; sur Winter Sunshine, elle lui rend hommage avec la chanson Ballad For Miles, qui enchaîne directement avec It Never Entered My Mind. Les années 60 Au début des années 60, Jordan chante fréquemment dans une boîte appelée Page Three à Greenwich Village.
En 1960, elle enregistre la chanson Yesterdays avec un groupe de disciples de Tristano, qui est dirigé par le bassiste Peter Ind et inclut le pianiste Ronnie Ball. La pièce se retrouve sur l'album Looking Out, qui est le premier titre à paraître sous Wave Records, l'étiquette fondée par Ind. Deux ans plus tard, le pianiste Jack Reilly et le bassiste Steve Swallow, deux des musiciens avec qui Sheila chantait au Page Three, font découvrir la chanteuse à George Russell. Ce dernier est vivement impressionné, si bien qu'à l'âge de 34 ans, Sheila enregistre une interprétation très originale du classique You Are My Sunshine sur l'album The Outer View de Russell (un enregistrement dédié aux houilleurs sans travail près de la ville natale de Jordan en Pennsylvanie). Datant de 1962, ce disque est aussi généralement considéré comme le premier enregistrement de Sheila. Russell confiera plus tard à Nat Hentoff : « La voix de Sheila me donnait la chair de poule ». La même année, Jordan sort un premier disque sous son propre nom intitulé A Portrait Of Sheila. Remarquablement, l'enregistrement paraît sous Blue Note Records, un label consacré aux instrumentistes de jazz moderne et qui évitait généralement les chanteurs et chanteuses, mis à part Sheila. Malheureusement, la prédiction faite par Nat Hentoff à cette époque ne se réalise pas immédiatement : « Elle l'attend depuis longtemps, mais je serais très surpris si Sheila ne devait pas bientôt quitter son emploi de jour et se consacrer entièrement à ce qu'elle fait de mieux : être elle-même à travers la musique ».
En 1966, grâce en partie à George Russell qui vit alors à Stockholm, elle commence à se produire régulièrement en Scandinavie et en Europe. De 1970 à aujourd'hui Vers le milieu des années 70, sa fille atteint l'âge adulte et Sheila travaille plus régulièrement, tant dans son pays qu'à l'étranger. En 1977, le critique Lee Jeske observe : « La chance a commencé à lui sourire. Des membres de la soi-disant avant garde, Roswell Rudd et Carla Bley, par exemple, utilisaient sa voix; sa carrière de chanteuse commençait à prendre de l'ampleur. » Plus que jamais elle travaille à l'extérieur du pays, ce qui mène à l'enregistrement de ses deuxième et troisième albums, intitulés respectivement Confirmation (sorti en 1975 sous étiquette japonaise East Wind) ainsi que Sheila (1977, sous étiquette Steeplechase). Sheila constitue le premier de ses nombreux enregistrements basse-voix et son seul disque enregistré en duo avec le bassiste suédois Arild Andersen. C'est durant cette même période qu'elle enregistre pour la première fois la chanson Whose Angry Little Man Are You, un autre duo basse-voix avec Harvie S. (la pièce se retrouve aussi sur Winter Sunshine). Dans les années 80, Jordan dirige un quartette magistral en collaboration avec le célèbre pianiste Steve Kuhn, enregistrant plusieurs albums sous étiquette ECM. Une des chansons les plus émouvantes de Winter Sunshine est The Crossing. C'est aussi la pièce-titre d'un enregistrement datant de 1984 dans lequel elle aborde son rétablissement de la toxicomanie et de l'alcoolisme (des fléaux qui ont touché toute sa famille et qui ont causé le décès de sa mère).
En 1985 et en 1987, Jordan grimpe rapidement dans le palmarès des critiques de Down Beat, arrivant bonne deuxième après Sarah Vaughan et devançant Betty Carter. En fait, Jordan a remporté le palmarès Down Beat du « talent méritant une plus grande renommée » à neuf reprises depuis 1962; c'est la chanteuse qui a le plus souvent mérité ce titre. Sheila Jordan est aussi lauréate de plusieurs prix, dont le Lil Hardin Armstrong Jazz Heritage Award et le Humanitarian Award décernés par l'IAJE, le New York City MAC Award ainsi que le Mary Lou Williams Women in Jazz Award for Lifetime of Service, qu'elle a reçu en 2008. Depuis les trente dernières années, Jordan se consacre principalement à enseigner le chant jazz aux jeunes, comme son collègue Mark Murphy. Elle assure son revenu en combinant les tournées avec l'enseignement. Elle a aussi été privilégiée par les plus grands compositeurs et instrumentistes, prêtant sa voix au classique Escalator Over The Hill de Carla Bley, entre autres. De plus, le tromboniste Roswell Rudd et le compositeur allemand pour big band George Gruntz comptent chacun quatre disques avec des interprétations de Sheila.
Des années 80 jusqu'à maintenant, Jordan démontre un penchant pour les associations avec les bassistes, notamment Cameron Brown, avec qui elle a enregistré plusieurs albums en duo. Elle a aussi enregistré un disque avec quatuor à cordes arrangé par Alan Broadbent et une sélection de duos avec Mark Murphy. Comme en témoigne Winter Sunshine, Sheila se consacre autant aux duos basse-voix, qui sont devenus sa signature, qu'aux projets avec section rythmique traditionnelle comprenant le piano, la basse et la batterie. « Je suis contente d'être en vie, tout simplement. », lance-t-elle au début de l'album live. « On ne sait jamais ce qui peut arriver ». Ses milliers d'admirateurs à travers le monde ne peuvent qu'être d'accord.